Shirouo : le poisson transparent qui danse dans la bouche
Dans la ville portuaire de Fukuoka, une tradition culinaire unique et controversée est transmise depuis des générations : manger des shirouo vivants, de minuscules poissons transparents appréciés pour la sensation qu'ils "dansent" dans la bouche pendant qu'on les consomme. Cette pratique, connue sous le nom d'odorigui, est un mets délicat qui attire les gourmets curieux, mais qui soulève également des questions éthiques sur la consommation d'animaux vivants.
Qu'est-ce que le shirouo ? Biologie et caractéristiques du gobie des glaces
Les shirouo, également appelés gobies des glaces en anglais, sont de très petits poissons transparents de l'espèce Leucopsarion petersii. Ils ont un corps fin, allongé et semblable à celui d'une anguille, mesurant jusqu'à 13 centimètres de long, et conservent une forme larvaire même lorsqu'ils sont devenus des adultes sexuellement matures. Les Shirouo sont dépourvus d'écailles, possèdent une vessie natatoire et de petites nageoires pelviennes. Leur corps transparent permet de voir les œufs à travers la paroi du corps.
Il existe deux lignées de shirouo : la lignée de la mer du Japon et la lignée de l'océan Pacifique, liées à la trajectoire des courants océaniques. Dans l'océan, ils se nourrissent de plancton marin et d'algues. Le shirouo est anadrome, c'est-à-dire qu'il entre dans les rivières d'eau douce pour frayer, cesse de se nourrir et meurt immédiatement après. Cette courte durée de vie ajoute à la rareté et à la saisonnalité de la consommation de shirouo frais.
La tradition de la consommation de shirouo vivant à Fukuoka
Les origines de la consommation de shirouo vivant à Fukuoka sont imprégnées de légendes. Une histoire raconte qu'il y a 300 ans, pendant la période Edo, après une inondation particulièrement grave, le seigneur féodal local a ordonné aux villageois de faire le ménage et les a récompensés en leur offrant des tonneaux de vin de riz saké. Alors que les paysans buvaient au bord de la rivière, ils ont remarqué de minuscules poissons pris dans les eaux de crue restantes, les ont ramassés et les ont mangés en direct avec le saké, donnant ainsi naissance à la tradition du shirouo.
Aujourd'hui, à Fukuoka, le restaurant saisonnier Koharu ("Petite source") est spécialisé dans les plats de shirouo. Il s'agit d'un simple bâtiment blanc qui est démonté à la fin de chaque saison de shirouo, de la mi-février au début du mois d'avril. Les habitants considèrent les emblématiques pièges à poissons du restaurant, appelés yaru, qui s'étendent sur la rivière claire Muromi comme un signe de la fin de l'hiver.
Restaurant Koharu Shirouo
La technique de pêche shirouo utilisant les pièges yaru dans la rivière Muromi
Les pièges à poissons yaru du restaurant Koharu sont l'une des curiosités saisonnières les plus célèbres de Fukuoka. Des poteaux en bois sont martelés dans le lit peu profond de la rivière, soutenant des nattes de paille de riz qui filtrent l'eau et attrapent les minuscules shirouo lorsqu'ils remontent la rivière pour passer. Le personnel du restaurant récolte les poissons vivants dans les filets de yaru pour les servir immédiatement aux convives.
Alors qu'il y a 300 ans, les shirouo étaient abondants dans toutes les rivières locales, on ne les trouve plus aujourd'hui que dans la rivière Muromi. L'observation des pêcheurs ramassant les shirouo dans les yaru et la vue de l'eau claire de la rivière font partie de l'expérience saisonnière du restaurant Koharu, transportant les convives vers une époque plus simple.
Pièges à shirouo, Fukuoka
Comment manger du shirouo vivant : l'expérience de dégustation au restaurant Koharu
Au restaurant Koharu, un bol de shirouo vivant et vif arrive sur la table, accompagné d'un œuf de caille cru et de vinaigre. L'œuf et le vinaigre sont mélangés dans un bol séparé, puis les convives utilisent une louche en forme de tamis pour ramasser les poissons frétillants et les transférer dans le mélange de vinaigre, qui est censé les engourdir.
À l'aide de baguettes, un shirouo est attrapé et, avant qu'il ne soit possible de le contempler trop longtemps, il est rapidement placé dans la bouche en entier. Les convives éprouvent l'étrange sensation que le poisson "danse" ou se tortille dans la bouche, stimulant la langue et les papilles gustatives de manière inhabituelle avant d'être avalé ou mâché. Les shirouo sont généralement dégustés avec des shots de shochu, ce qui permet de les faire passer et d'atténuer les sensations persistantes dans la gorge ou l'estomac après la dégustation.
Le shirouo, un mets très prisé au Japon et en Corée du Sud
Comme beaucoup d'aliments rares et saisonniers, les shirouo vivants sont considérés comme un mets délicat au Japon et atteignent des prix élevés. Ils sont surtout associés à Fukuoka, mais on les trouve également dans d'autres villes. En Corée du Sud, un petit poisson transparent très similaire, appelé myeongran, est également consommé vivant.
Si l'odorigui (manger en dansant) du shirouo vivant est l'expérience gastronomique par excellence, le petit poisson est également servi dans des préparations moins choquantes comme le tempura, séché et conservé sous forme de tsukudani, ou cuit dans la savoureuse crème aux œufs chawanmushi. Toutefois, les connaisseurs estiment que la saveur et la texture de ce poisson sont mieux appréciées lorsqu'il est cru et qu'il se tortille.
L'éthique de la consommation d'animaux vivants : la controverse autour du shirouo et de l'odorigui
La pratique de l'odorigui, c'est-à-dire la consommation de fruits de mer vivants comme le shirouo, est controversée et dérangeante pour beaucoup. Les défenseurs du bien-être animal affirment qu'il est cruel et qu'il cause des souffrances inutiles de consommer des créatures encore vivantes et en mouvement.
Même au Japon, où l'odorigui a une longue tradition et où les fruits de mer vivants sont considérés comme le summum de la fraîcheur et de la saveur, certains convives sont rebutés par l'idée d'avaler des animaux entiers qui peuvent encore ressentir des sensations. Les restaurants comme Koharu qui servent du shirouo vivant doivent trouver un équilibre entre la curiosité des clients et l'évolution des mentalités quant à l'éthique de cette pratique.
La pêche et la consommation de shirouo, un élément unique de la culture et du patrimoine culinaires de Fukuoka
Malgré les questions éthiques qu'elle soulève, la consommation de shirouo vivant reste un élément emblématique de la culture culinaire traditionnelle de Fukuoka. Pour de nombreux habitants, l'arrivée de la saison du shirouo et la vue des pièges à yaru du restaurant Koharu sur la rivière Muromi sont des marqueurs importants du printemps et un lien avec le patrimoine de la région.
La pratique de l'odorigui étant de moins en moins courante, l'expérience de ce mets rare est un moyen de perpétuer les traditions culinaires de Fukuoka, de découvrir l'histoire locale et de décider par soi-même si les poissons dansants sont une nouveauté qui vaut la peine d'être goûtée ou un pas de trop. Quoi qu'il en soit, la saison du shirouo est une fenêtre unique sur la relation complexe entre la nourriture, la culture et l'éthique au Japon.