Indémodable, mais fragile, sakura
Les cerisiers en fleurs continuent de faire courir les Japonais. Avec raison.
Discussion autour du lien entre le Japon et les Sakura, avec le secrétaire général de l'Association japonaise pour les cerisiers.
Assurance hanami
Kazy Hata, président-fondateur de la compagnie d’assurances dommages en ligne Justincase, pense avoir trouvé LE produit qui le lancera : l’assurance hanami, du nom de cette coutume japonaise consistant à se rassembler entre proches au pied des cerisiers au moment de leur floraison. Souvent pour partager ensemble victuailles et alcools, voire pour des sessions de karaoké en plein air.
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"On ne sait jamais. Si vous devenez saouls, vous pouvez avoir un accident !", explique ce jeune start-uppeur dans son bureau du centre de Tokyo avec un aplomb communicatif. Le produit a déjà été approuvé par l’Agence des Services Financiers. "On est trop tard pour un lancement cette année mais on sera prêts pour 2020", assure-t-il.
Une innovation un peu fantaisiste, mais qui rappelle que les cerisiers en fleurs, bien que ancrés dans la tradition japonaise, n’ont jamais été aussi contemporains. Si cet arbre intégrait les classements de popularité au Japon, il surpasserait la plupart des hommes politiques...
Un passage au parc de Shinjuku à Tokyo, un des spots d’observation les plus réputés du pays, le démontre : sous des toits de fleurs blanches, des groupes de Japonais ont déplié des bâches et sorti leur nécessaire à pique-nique. Autour des arbres gravitent, telles des toupies, les proverbiaux photographes amateurs nippons, harnachés comme pour un safari africain à la recherche du plus beau cliché, tentant d’éviter les touristes qui gâcheraient la photo. Avec beaucoup de peine tant ces derniers se montrent remuants et inventifs : jeunes mariés, photographes de mode, retraités chinois, copines en goguette… Tous vivent un bref et exceptionnel instant de leur vie. Comme le cerisier.
L’engouement des Japonais pour les cerisiers en fleurs est bien connu et documenté. Il serait né au moment de l’époque Heian (794-1185) à la cour Impériale, puis aurait progressivement gagné la classe guerrière des samouraïs pour finir par celle du commun des mortels. Ces derniers continuent de se presser en masse à leurs pieds à chaque printemps ; ils font alors l’objet de bulletins d’informations à l’apparition des premiers pétales, au sud, à Okinawa, jusqu’à leur disparition au nord, à Hokkaïdo. Cette déferlante verticale de fleurs rappelle le caractère très "latitudinal" l'archipel, étroit et long : on n’est jamais à plus de 200 kilomètres de la mer au Japon, avec son territoire étiré sur 3500 kilomètres du nord au sud.
Le temps d’avant
Plus prosaïquement, le sakura plonge ses racines dans le temps d’avant le spectaculaire progrès qui propulsa le Japon d’un pays techniquement arriéré au milieu du 19ème siècle, à une superpuissance industrielle un siècle plus tard. Il symbolise pour les Japonais l’amour des plaisirs simples et gratuits, opposable à une vie où tout coûte de plus en plus cher.
La persistante cyclicité du temps aussi, découpé en saisons qui se répètent à l’infini malgré le temps prométhéen. La floraison a lieu à un moment-charnière de la vie collective : l’année fiscale s’achève fin mars, ainsi que l'époque des campagnes d’embauche, des diplômes de fin d’étude et des autres rites qui rythment la vie des Japonais.
Elle s’oppose à un autre rite, celui du roussissement des feuilles d’automne, ou kôyô, plus mélancolique à l’approche de l’hiver.
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Enfin, le cerisier en fleur représente l’attachement à la nature, comme assiégée dans des métropoles de plus en plus massives, verticales, intimidantes, où parcs et jardins rétrécissent à l’ombre des gratte-ciels. Le sakura n’est jamais plus touchant qu’en pleine rue à Tokyo, épargné par le béton qui recouvre tout. Malgré sa fragilité, il peut aussi être vu comme le symbole des vertus militaires et notamment du sacrifice des jeunes kamikazés pendant la seconde guerre mondiale.
En ces temps de paix et de prochaine coupe du monde de rugby en 2019, l’équipe nationale japonaise est surnommée les Brave Blossoms, ou "fleurs braves", évoquant irrésistiblement les Cherry blossoms (cerisiers en fleurs).
Demain
Les Japonais lui vouent un tel culte qu’ils sont devenus eux-mêmes un objet de fascination pour le reste du monde.
Comment expliquer le comportement de ces milliers de gens à l’affut des fleurs chaque année ? "Le sakura, c’est un moment qui nous fait ressentir la vérité des saisons. Sa fleur éphémère s’épanouit en quelques jours pendant le printemps. C’est un moment particulier surtout pour les Japonais qui habitent dans une région où l’hiver est très froid et enneigé. J’ai une théorie : je pense qu’autrefois, quand les Japonais vivaient de la terre, en particulier de la riziculture, et qu’ils ne pouvaient pas mesurer la température avec précision, ils se servaient de la floraison des cerisiers pour régler leurs rythmes agricoles. Ils pouvaient déterminer quand il fallait commencer à semer et faire pousser des germes de riz sans crainte du gel. Le sakura est le compagnon de nos paysans. C’est pourquoi il demeure à part pour les Japonais" estime Nobuyuki Asada, secrétaire général de l'Association japonaise pour les cerisiers (Nihon sakura no kai).
La floraison des cerisiers est peut-être aussi un chef-d’œuvre en péril. Comment échapperait-elle aux bouleversements climatiques ?
"Déjà la saison des pluies n’est plus la même", s’inquiète Nobuyuki Asada. Les changements brusques et fréquents de température, les jours de pluie combinés à ceux de grand soleil à cette période de l’année rendent ce miracle très hasardeux. "Si un Français veut faire une tournée des hanami au Japon, je lui recommande de choisir son itinéraire en fonction de la floraison des cerisiers du sud au nord. Chaque région a son intérêt et sa particularité. L’important est de pouvoir observer les cerisiers depuis le début de la floraison jusqu’à la chute des pétales", conseille-t-il.
À bon entendeur…